Comme si la privation de la liberté, la faim tenace, l’avilissement et les humiliations journalières ne suffisaient pas, une épidémie de typhus éclate dans le camp de concentration de Dachau pendant l’hiver 1944-45. Les SS réagissent en enfermant les malades dans quatre blocks isolés des autres, entourés de barbelés supplémentaires pour éviter tout contact des malades avec les autres internés. A l’entrée, on dépose chaque jour une grande cuve de soupe claire et chaque matin, on procède à l’enlèvement des cadavres.
Les chrétiens du camp s’interrogent comment réagir. Faut-il laisser ces malheureux livrés à eux-mêmes, sans aucun secours pour affronter dans la solitude une mort certaine ? Ou alors se mettre à leur service quitte à risquer sa propre vie ? Les uns trouvent que le risque de secourir les malades est trop grand et que dans le meilleurs des cas, les malheureux ne s’en sortiront que forts réduits physiquement et psychiquement. Des médecins et des prêtres chez qui la conscience chrétienne se manifeste plus vigoureusement décident finalement d’entreprendre quelque chose pour ceux qui sont abandonnés à la fièvre mortelle.
Ils ne pensent pas, néanmoins, pouvoir en décider seuls et n’en parleront entre eux qu’après plusieurs jours de prière. Il faut s’imaginer, dans la vie du camp, ces quelques jours où ces chrétiens sont en état de prière sur la question ! Ils sont attirés par Jésus Christ qui est là, parmi ces souffrants, avec ses plaies, mais aussi par la conviction de devoir soigner ces hommes en pensant à l’avenir : la nouvelle société qu’ils appellent de leurs vœux, que fera-t-elle devant les exclus de demain ? Une certitude se fait jour petit à petit : ces chrétiens sentent qu’ils ne peuvent rien entreprendre s’ils ne sont pas « appelés » concrètement. Ils ne sont pas maîtres de leur vie. Ils décident ainsi de confier leur disponibilité à un représentant de l’Eglise, un vieux chanoine qui représente pour eux la communauté ecclésiale. C’est à lui que le groupe des prêtres et des médecins donne les noms de ceux qui sont disposés à aller chez les typhiques. A lui d’établir la liste de ceux qui seront envoyés les premiers.
L’action consiste alors simplement à s’enfermer dans les baraques avec les malades du typhus, à vivre comme des vivants pour aider les mourants à mourir comme des vivants. Cela veut dire se procurer de l’eau, faire passer en cachette quelques affaires, et partager la vie du mourant de telle sorte que son agonie soit vraiment une lutte pour la vie. Une quarantaine de volontaires se succéderont ; quelques-uns pourront en ressortir, un certain nombre y laisseront leur vie.
Et le P. Sommet de conclure : « Voilà pour moi un des points capitaux, une lumière. Quand je dis que je reviens au camp comme à ma caverne de Manrèse [1] , je pense à des expériences de ce genre. La vie du camp est tout entière une vie vulgaire où l’on se bat avec son travail, sa faim... Et tout à coup on est acculé à un choix. Même quand on l’a vécu, on ne sait pas si on serait capable de le refaire. Une sorte de mystère de gratuité, de grâce, traverse ce moment. » [2]
[1] Le P. Sommet, en revenant à Dachau après la guerre, fait un parallèle entre cette tranche de sa vie et celle que saint Ignace a passée à Manrèse après sa conversion : temps de privation, mais aussi d’expériences spirituelles très riches qui sont à la base des « Exercices Spirituels ».
[2] Cité dans Léo Scherer : Inscrire Dieu dans nos choix (Supplément à Vie Chrétienne, n°417, p. 73-75).