Une spiritualité du goût
Homélie pour la Saint Ignace : 31 juillet 2009
L’eucharistie célébrée à la chapelle du Christ-Roi a rassemblé autour des pères jésuites des "amis dans le Seigneur" de la famille ignatienne. Les lectures choisies pour ce jour de fête : Dt 30, 11-14 ; Ps 1, 1-6 ; Eph 3, 14-21 ; Jn 1, 35-39.

Chers frères et sœurs,

quand vous êtes en vacances, faites-vous partie de ceux qui emportent avec eux leur nourriture ou bien avez-vous l’esprit aventureux et privilégiez la découverte des produits du terroir ? On assiste d’un côté à une espèce de mondialisation du goût, où on privilégie une nourriture aseptisée dont on compense la fadeur par l’ajout de sauces diverses. Par ailleurs, une autre tendance nous invite à retrouver le goût original des aliments, on redécouvre les vertus de certaines herbes ou de certains plats traditionnels. On retourne à des bases élémentaires. Dans les écoles, on apprend aux enfants à manger de manière équilibrée, on organise des semaines du goût. Des formations en œnologie ouverte à un public de plus en plus large proposent de découvrir des arômes et saveurs souvent insoupçonnées.

En préparant cette homélie, je me suis demandé si Saint Ignace était un homme de goût. Passons sur les excès d’ascétisme qui caractérisent les premières étapes de son cheminement spirituel. Dans les Exercices Spirituels, il invite le retraitant à porter son attention sur Dieu pendant les repas, à privilégier l’âme sur le corps en quelque sorte. Par ailleurs, il dit aussi que si un retraitant, poussé par la grâce, bien évidemment, demande un coq au vin, on le lui servira !

Je crois en fait qu’Ignace est devenu un homme de goût. Il parle du goût spirituel de manière précise, ciblée. Ainsi invite-t-il, dans les Exercices Spirituels, le retraitant à demeurer où il a du goût. Les Exercices, et par extension la spiritualité ignacienne, sont une affaire de goût. Il s’agit d’apprendre à passer d’une réception intellectuelle d’une explication d’un texte biblique ou autre, à une expérience personnelle. On peut en effet susciter en moi l’envie de faire une expérience spirituelle : venir les jeudis à la prière ignacienne, participer à une équipe CVX, à une retraite accompagnée, suivre régulièrement un accompagnement spirituel, etc., mais par définition le goût, le fruit spirituel, est subjectif : c’est moi qui doit en faire l’expérience. Ainsi quand St Ignace propose de contempler la vie cachée du Christ dans les Evangiles, durant la deuxième semaine des Exercices, il invite la personne qui médite à, je cite, « sentir et goûter l’infinie suavité et douceur de la divinité… » (ES 124). Il suscite ainsi une expérience spirituelle chez la personne qui reçoit les Exercices. Mais goûter la présence de la divinité qui se cache dans l’humble enfant de la crèche, comme l’exemple ici nous le propose, c’est une grâce, une expérience personnelle dont l’issue est forcément incertaine.

L’enjeu est fondamental et Ignace le précise dès le tout début des Exercices, à l’intention de celui qui accompagne. Je lis le texte :

Celui qui donne à un autre une manière et un ordre pour méditer ou contempler doit raconter fidèlement l’histoire de cette contemplation ou de cette méditation, en ne parcourant les points que par de brèves et sommaires explications. Car, lorsque celui qui contemple part de ce qui est le fondement véritable de l’histoire, la parcourt, réfléchit par lui-même et trouve quelque chose qui lui explique et lui fasse sentir un peu mieux l’histoire, soit par sa propre réflexion, soit parce que son intelligence est éclairée par la grâce de Dieu, il y trouve plus de goût et de fruit spirituel que si celui qui donne les exercices avait beaucoup expliqué et développé le sens de l’histoire ; car ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais de sentir et goûter les choses intérieurement (ES 2).

Nous touchons là, me semble-t-il, le cœur de la spiritualité ignacienne. Elle est marquée par une rigueur formelle : le canevas est clair, il est fait d’enchaînements clairement structurés, avec des règles de discernement et des additions, pour que la personne qui fait la retraite se sente aidée, portée et encadrée. Mais attention, ne nous y trompons pas, la spiritualité ignacienne est en fait entièrement orientée vers le respect infini de la liberté de l’autre, de son cheminement, de son expérience. La pédagogie ignacienne est une véritable école du goût. Je dis cela avec crainte et tremblement plutôt qu’avec triomphalisme, car il nous faut rester humbles. En effet, qui d’entre nous, jésuites ou accompagnateurs laïcs, mais aussi psychologues ou pédagogues, oserait prétendre réussir à écouter l’autre et le rejoindre dans son histoire avec suffisamment d’humilité que pour s’effacer véritablement et le laisser grandir là où la grâce, et non pas ma volonté, le mène, au cœur de sa liberté. Je n’ai pas à vouloir à la place de l’autre, même si ma générosité m’y porte.

À travers l’expérience des Exercices Spirituels, le Chrétien développe une relation personnelle avec le Christ. Cette expérience le rend de plus en plus libre par rapport aux structures proposées, qui n’ont donc rien de rigide, mais sont des aides pour apprendre à rencontrer le Christ. Ainsi le dernier temps de prière de la journée, pendant une retraite ignacienne, se rapproche-t-il d’une relecture, en y appliquant les sens, des temps de prière de la journée. Saint Ignace propose avec beaucoup de liberté et d’affection, je cite, de : « noter, et s’y arrêter, les points plus importants et les endroits où l’on aura senti de plus fortes motions et plus de goûts spirituels » (ES 227). Éveillé et éduqué au goût, j’apprends ainsi à relire ma vie et les événements qui m’entourent, comme marqués du sceau de la présence divine.

Il y a un dernier endroit où Saint Ignace parle du goût dans les Exercices. Il propose trois manières de prier, la deuxième se rapproche d’ailleurs singulièrement de la Lectio Divina. Je cite la deuxième règle de cette deuxième manière de prier :

Si (…) on trouve en un seul mot ou en deux une assez bonne matière pour la pensée, du goût et de la consolation, qu’on ne se soucie pas d’aller plus loin (ES 254).

Il est important donc de demeurer où nous avons du goût, puisque nous avons maintenant appris à y voir la marque de Dieu. Dans l’Evangile que nous avons entendu aujourd’hui, Jésus demande aux deux disciples de Jean-Baptiste : « Que cherchez vous » ? Question fondamentale qui est posée à toute personne qui se rapproche du Christ dans la prière ou dans l’action. En bons jésuites (!), les disciples répondent par une question : « Rabbi, où demeures-tu » ? Ils ont du goût à rester avec Lui. Jésus répond : « Venez et voyez ». Ils l’accompagnèrent et restèrent auprès de lui ce jour-là. Mais ne nous y méprenons pas : Jésus est un itinérant. Demeurer avec lui signifie être en mouvement, à la recherche de sa présence en moi et autour de moi. Nous n’aurons donc de cesse que d’essayer de le reconnaître dans nos vies et de le suivre.

Ignace a vécu à un moment charnière de l’histoire : c’était l’époque de la découverte du nouveau monde, de l’invention de l’imprimerie et de la valorisation de la liberté individuelle. On appelle cela les Temps Modernes. Moderne, Ignace l’est encore, je pense, quand il nous propose une spiritualité qui éduque au goût, au goût de la vie, au goût des autres et au goût de Dieu. Une spiritualité qui engage à vivre pleinement et intensément le temps présent tout en étant ouvert avec un regard bienveillant à la surprise de l’avenir. J’ai la faiblesse de croire, chers frères et sœurs, que la spiritualité ignacienne est un trésor pour notre monde d’aujourd’hui, un monde en pleine mutation et qui cherche un sens à travers toutes ses fragmentations. À nous d’apprendre et de lui transmettre, car il n’y en pas d’autre, le goût de la vie, le goût de Dieu.

Vincent KLEIN sj
31 juillet 2009
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