Discerner les chemins de l’espérance
Arturo Sosa S.J., Assistant ecclésiastique mondial de la CVX
Ce discours a été prononcé lors de l’Assemblée mondiale de la CVX à Amiens (août 2023)

Introduction
C’est une grande joie de partager avec vous cette rencontre de la dix-huitième Assemblée Mondiale de la CVX à Amiens. Lors de notre première rencontre en tant qu’assistant ecclésiastique à Buenos Aires, je vous ai parlé de l’importance du discernement comme outil privilégié pour construire une communauté de laïcs et laïques ignatiens dans le monde. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, je peux dire que nous avons utilisé cet outil de discernement et que nous nous sentons reconnaissants et de nouveau entre les mains de Dieu.

Quand je regarde le travail de la communauté mondiale dans les différentes frontières de son apostolat :
 Dans la croissance de la vie spirituelle face à l’indifférence.
 Dans l’attention aux processus vitaux des familles dans toute leur diversité.
 Dans l’aide aux jeunes face à des modèles inconsistants.
 Dans le travail avec les exclus et les pauvres face aux dynamiques de l’exclusion sociale.
 Et dans les initiatives pour prendre soin de la Maison Commune face à l’égoïsme et à l’exploitation.

Dans toutes ces frontières, je vois que le monde a besoin d’hommes et de femmes, comme vous, qui savent entrer dans le même dialogue que Saint Ignace nous présente dans la contemplation de l’Incarnation. Un dialogue dans lequel celui qui discerne la situation du monde en arrive à décider : « faisons la rédemption du genre humain ». Un choix audacieux qui semble impossible à première vue, mais qui est rendu possible en plaçant tout espoir dans la réponse affirmative d’une petite et merveilleuse femme de Nazareth.

Le discernement et l’espérance marchent main dans la main dans la relation de Dieu avec le monde. Il peut en être ainsi dans notre cheminement en tant que Communauté de Vie Chrétienne. En choisissant comme thème de cette Assemblée mondiale : ’discerner les chemins d’espérance’, vous avez voulu unir discernement et espérance, ce qui me permet aujourd’hui d’approfondir avec vous le sens de cette union dans la spiritualité ignatienne.

L’espoir dans la vie d’Ignacio.

Si nous parcourons ensemble la vie de Saint Ignace, nous voyons que dans tout son pèlerinage, l’espérance est la boussole qui guide ses pas. Rappelons-nous comment, lors de son voyage à Jérusalem en l’an 1523 – il y a 500 ans maintenant – Ignace ne voulait pas amener de compagnons pour l’aider, ni aucun moyen de subsistance matérielle ... ; il voulait seulement avoir Dieu comme refuge et ainsi grandir dans les trois vertus théologales : la charité, la foi et l’espérance. Ignace a répété dans ses voyages que « cette confiance, cette affection et cette espérance, il voulait l’avoir en Dieu seul ».

L’espérance pour Ignace est une manière de voyager, de faire un pèlerinage à la fois sur les chemins de la vie et dans l’expérience spirituelle. Aujourd’hui, nous mettons le téléphone portable en « mode avion » pour nos voyages ou pour que personne ne nous dérange. Ignace s’est mis en « mode espérance » pour avancer sur les chemins où seul le Seigneur pouvait l’amener.

Le « mode espérance », au début de la vie de Saint Ignace, était un apprentissage spirituel personnel entre Dieu et lui. Plus tard, c’est devenu une expérience communautaire, une espérance partagée, communautaire et institutionnelle. Lorsque es premiers compagnons se sont réunis à Venise, des années plus tard, pour essayer d’aller ensemble à Jérusalem et de passer leur vie au bénéfice des âmes, leurs plans ont échoué, mais leur espérance en Christ a empêché la paralysie de leur vie et ils ont déménagé à Rome pour se mettre à la disposition du pape. C’est parce qu’ils s’étaient mis en mode espérance, que la Compagnie de Jésus a émergé.

Cette espérance des premiers jésuites s’est cristallisée dans les Constitutions comme le meilleur moyen pour l’union et la préservation de la Compagnie de Jésus. Saint Ignace nous a laissé un héritage d’espérance dans les Constitutions comme le meilleur moyen de perpétuer le corps de la Compagnie. Ainsi, « mettre l’espérance en Lui seul » s’avère être le meilleur moyen de préserver et de faire avancer ce qu’Il a daigné commencer.

Lorsque le Conseil mondial de la CVX, à la suite de son discernement, a choisi la grâce qu’il voulait atteindre dans cette Assemblée Mondiale, celle de demander au Seigneur qu’il lui montre ses voies, il a voulu chercher un chemin d’espérance créatrice qui les aiderait à avancer dans le pèlerinage que la CVX a développé depuis les dernières Assemblées Mondiales, en particulier les plus récentes à Beyrouth et à Buenos Aires.
Cette espérance dans le Christ ne sera une garantie spirituelle que si elle est à la fois créatrice et discernée.

Espérance en Dieu Créateur

Dans les Exercices Spirituels, Saint Ignace présente l’espérance comme un signe de consolation, avec les autres vertus de foi et d’amour. Là où il y a une augmentation de ces trois vertus, il y a Dieu. Et là où il n’y a pas d’espoir, il y a la désolation, la méfiance, le désarroi. C’est pourquoi, dans son Journal spirituel, Ignace relie l’espérance à la réconciliation avec Dieu, comme un retour à la dévotion perdue, un dépassement de la tiédeur spirituelle et une nouvelle ouverture à l’intimité avec Dieu.

L’espérance est une garantie spirituelle de la présence de Dieu. Elle est en même temps la racine et le fruit de l’expérience de Dieu. Mais Saint Ignace avertit que l’espérance doit être placée davantage dans les choses « d’en haut » que dans celles « d’en bas », plus dans le Créateur que dans les choses créées, ou plutôt, pas en elles. Et c’est là qu’Ignace nous demande d’approfondir notre vie spirituelle, car si l’espérance est la garantie de la confiance, de la foi, en Dieu, c’est une espérance faisant référence non seulement au spirituel, mais aussi au matériel.

Selon les mots du pape François : « L’espérance discernée nous pousse à agir avec courage et audace, confiants que l’Esprit Saint nous guide et nous donne la sagesse pour prendre des décisions conformes à la volonté de Dieu ».5L’espérance en Dieu le Créateur est une invitation à surmonter les contradictions entre vivre avec confiance en Dieu et utiliser des moyens matériels. C’est plutôt une invitation à vivre ces pôles dans une tension apostolique créative. Si nous ne sommes pas enracinés dans la véritable espérance, nous finirons par mettre toute notre confiance dans les choses créées et non dans leur Créateur. Nous ferons des moyens les fins. Mais, en même temps, nous avons besoin de moyens humains, matériels et institutionnels pour accomplir nos apostolats pour collaborer avec la mission du Seigneur. Vivre de manière créative la tension entre la dépendance totale à Dieu et le besoin de moyens matériels est possible, selon la spiritualité, si on milite sous le drapeau du pauvre et humble Jésus. La pauvreté comme détachement par amour, comme décentrement qui conduit à donner sa vie, voire à accepter les humiliations pour atteindre l’humilité du service gratuit, nous permet de participer à porter la croix du Seigneur.

Espoir et pauvreté

La pauvreté pour Ignace est l’une de ces choses devant lesquelles nous devons « devenir indifférents » pour suivre le Seigneur. Mais ce Seigneur que nous servons, c’est Jésus-Christ, pauvre et humble, donc dans la vie spirituelle, la pauvreté est un moteur qui nous fortifie dans l’espérance authentique en Dieu. Pour Ignace, une pauvreté affective, de détachement, ne suffit pas, il faut une pauvreté effective et réelle, dans laquelle la foi, l’espérance et l’amour vont main dans la main.

Quand l’espérance en Dieu est vécue à partir de la pauvreté réelle, inspirée par l’Évangile, choisie, non imposée par les structures injustes de la société, l’utilisation des moyens, est vécue de la dépendance et de la sécurité : dépendance de Dieu et sécurité dans sa Providence. La pauvreté évangélique nous rend dépendants de Dieu et nous donne la sécurité dans la mission, car il nous aidera à trouver les moyens (matériels et spirituels) pour la mener à bien. La pauvreté évangélique rend crédible notre espoir de travailler pour la justice, comme l’indiquent les Principes généraux de la CVX :
Nous sommes particulièrement conscients du besoin urgent de travailler pour la justice, par une option préférentielle pour les pauvres et un style de vie simple qui exprime notre liberté et notre solidarité avec eux. (PG 4).

Dans l’espérance la providence divine et le discernement incontournable, sont réunis pour choisir les moyens dont nous avons besoin pour la mission, pour le soutien de la CVX et pour notre vie professionnelle et familiale. L’espérance est une vertu qui approfondit notre relation à Dieu, notre confiance en Lui et sa providence envers nous.

Ainsi, tous les moyens matériels et institutionnels pourront être utilisés, ou non, pour autant qu’ils nous rapprochent de Dieu et nous rapprochent du sens de la vocation à laquelle nous avons été appelés et à laquelle nous avons répondu.

À partir du moment où la consolation spirituelle est reconnue, dans la prière et l’accompagnement, l’espérance nous apparaît comme un moteur nécessaire au discernement sur les moyens que nous devons employer dans la mission : aux frontières, dans la vie communautaire et dans notre engagement personnel et familial dans le monde. Ce que l’espérance chrétienne promeut et demande à une communauté, c’est une intention droite dans l’utilisation des moyens, avec l’indifférence ignatienne, sans faire confiance seulement aux choses, mais sans enterrer les talents et les biens reçus.

L’ancrage de notre espérance

Saint Ignace, dans ses lettres, aimait parler de « poser l’ancre de notre espérance en Dieu » comme attitude nécessaire dans les moments difficiles qui exigeaient du discernement. Jeter l’ancre, c’est s’ancrer dans les profondeurs de Dieu, c’est un appel à la radicalité de l’espérance dans le Christ, pour atteindre la grâce d’être ce qu’Il nous a appelés à être. Plus notre espérance sera radicale, plus elle sera ancrée dans le Christ, mieux nous trouverons les chemins qui nous conduisent à vivre la plénitude de notre appel. C’est-à-dire que si la CVX vit la grâce de l’espérance dans le Christ, elle sera ce qu’elle est appelée à être : une communauté de laïcs ignatiens et apostoliques.

Communauté. Un groupe qui se sent uni, en communion, avec Dieu, qui est un don pour l’Église, parce qu’il célèbre la vie de foi et il se constitue à partir du groupe le plus local, familial et proche, jusqu’à la communauté mondiale. Une Communauté qui discerne et envoie, mais aussi accompagne et relit (évalue) quel est le meilleur service que chacun de ses membres peut rendre. Une communauté qui sait mettre les moyens humains et institutionnels pour rester en communion dans le monde entier, qui discerne les structures nationales, régionales et mondiales pour concrétiser un charisme universel appelé à être présent aux frontières du monde.

Laïcs. Une communauté de personnes identifiées au Peuple de Dieu, des laïcs, hommes et femmes, qui trouvent leur place dans l’Église et dans le monde. Personne n’est défini par ce qu’il n’est pas, mais par ce qu’il est. Un laïc, loin d’être un non-ecclésiastique, un non-prêtre ou un non-religieuse, est une personne engagée dans l’Église à partir de la vocation baptismale la plus radicale du chrétien, qui se vit dans la profession, dans la famille et dans toutes les facettes privées et publiques de la vie. Le sens du mot laïc depuis le Concile Vatican II jusqu’au processus synodal que vit actuellement l’Église, nous rend tous conscients d’être le Peuple de Dieu, dans son unité de foi et d’engagement apostolique, dans sa diversité de charismes, et loin de l’uniformité rigoriste d’un cléricalisme exclusif qui peut toucher tous les membres du Peuple de Dieu. S’organiser comme laïcs, trouver les moyens matériels et institutionnels nécessaires pour vivre sa vocation, c’est construire l’Église.

Ignatienne. C’est une communauté qui trouve ses racines dans l’expérience de Dieu des Exercices Spirituels. L’appartenance à la CVX est la réponse individuelle à la question des Exercices spirituels « que dois-je faire pour Christ ? ». Et il trouve dans la communauté d’autres personnes qui ont en Dieu leur Principe et leur Fondement : une communauté qui connaît et veut louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur. Et pour cela, il devra discerner les moyens personnels et institutionnels, à partir de la prière personnelle et communautaire, dans les Exercices spirituels : tirant profit de la proximité de Dieu dans la consolation et en n’abandonnant pas sa vocation dans la désolation. Saint Ignace nous a enseigné une façon de suivre le Seigneur qui sait distinguer ce que c’est que de gagner et de perdre sa vie à la manière de Jésus. Pour cette raison, une communauté de la CVX sera en formation permanente, utilisant les outils ignatiens afin que, dans la prière, la relecture et l’accompagnement spirituel, elle puisse chercher et trouver la volonté de Dieu.

Apostolique. Rappelant les principes généraux de la CVC :
« Notre vie est essentiellement apostolique. Le champ de la mission de la CVX n’a pas de limites : elle s’étend à l’Eglise et au monde, afin d’apporter à tous les hommes la bonne nouvelle du salut et de servir les individus et la société, en ouvrant les coeurs à la conversion et en luttant pour changer les structures d’oppression ». (PG 8)
Cette essentialité apostolique de la CVX est ancrée dans l’espérance. Vivre la radicalité de notre engagement dans le monde n’est pas un commandement, mais une réponse reconnaissante à tant de bien reçu du Seigneur. Nous ne ne donnons pas un verre d’eau froide dans la chaleur parce qu’il y a une promesse de récompense, mais nous la donnons du mieux que nous pouvons, elle s’échappe de nos mains en donnant un peu de l’eau de vie que nous avons reçue de Jésus. Cette eau qui a irrigué nos terrains vitaux, qui nous a inondés, rassasiés et remplis de notre expérience spirituelle, ne peut rester dans les limites de la Communauté, mais doit atteindre ceux qui ont le plus soif de Dieu et de sa justice.

Conclusion

Je voudrais conclure en rappelant la Lettre aux Hébreux, lorsqu’elle nous parle de l’espérance comme garantie des promesses de Dieu, et qu’elle dit : « Dieu ne peut pas tromper, et il apporte un réconfort puissant à ceux qui se réfugient en lui pour maintenir l’espérance à laquelle nous sommes destinés. Une espérance qui est pour notre vie comme une ancre et sûre et solide, et qui pénètre au plus profond du sacré ». Ainsi, l’espérance est une condition sans laquelle nous ne pouvons entrer dans le discernement, comme un navire ne peut pas s’ancrer sans jeter l’ancre. Et en même temps, l’espérance tient fermement la barque de la communauté et unit les créatures à leur Créateur et Seigneur.

Dieu ne nous a pas promis un chemin facile, mais il nous a promis qu’il serait toujours avec nous. Quand les doutes nous atteignent, quand les difficultés secouent notre bateau, quand il est plus difficile de prendre une décision, c’est à ce moment-là que nous devons prier le plus, remettre toute notre espérance en Dieu. Ce n’est qu’ainsi, à partir de la suite de Jésus pauvre et humble, que vous pourrez discerner les nouveaux chemins institutionnels qu’exige la réalité internationale de la CVX et tisser ensemble les réseaux requis par les frontières apostoliques auxquelles la Communauté mondiale se sent appelée dans l’unité. Le Seigneur nous aidera à discerner et à trouver les moyens humains et institutionnels pour que nous puissions à nouveau lancer le filet, même dans les eaux où nous n’avions jamais pêché auparavant.

Vivre en communauté laïque ignatienne et apostolique, c’est collaborer à la « rédemption du genre humain » 10 avec le même « que tout m’advienne selon ta volonté » de la Vierge Marie dans la contemplation de l’Incarnation. Pratiquer le discernement à partir de l’espérance est une manière de reconnaître tant de bien reçu pour porter l’Evangile de Jésus-Christ au monde, en répétant ensemble et avec saint Ignace une prière d’action de grâce, de don et de confiance radicale en Dieu... « Donnez-nous votre amour et votre grâce, cela nous suffit. »

Arturo SOSA sj - Assistant ecclésiastique mondial de la CVX